Description de l'abeille noire par Hubert Guerriat

Extrait de:  De la place de l’abeille mellifère dans les milieux naturels,  Un dossier d’actualité publié par l’asbl Mellifica, décembre 2017 

 

L’apiculture avec l’abeille noire
Domestication
L’Abeille mellifère est souvent qualifiée de « domestique ». C’est une approche caricaturale pour une espèce dont l’homme n’a modifié ni la morphologie ni la physiologie. A cause des particularités de sa reproduction (vol nuptial aérien), l’abeille mellifère est une espèce élevée par l’homme, mais qui partage pourtant son pool de gènes avec la population vivant à l’état sauvage.
L’abeille noire vit parfaitement bien à l’état sauvage sous le climat belge. Les colonies des ruches essaiment et retournent souvent vivre à l’état sauvage. Inversement, les apiculteurs capturent des colonies vivant à l’état sauvage pour les loger en ruches. A la fin du XXe siècle, un apiculteur a ainsi pu « piéger » quatorze essaims dans la même clairière et la même année dans le massif forestier de Senzeilles, à plus d’un kilomètre de tout rucher .(4)
Les colonies sauvages sont toujours présentes de nos jours et peuvent survivre plusieurs années. Dans les ruchers abandonnés depuis de longues années par leur propriétaire, plusieurs ruches restent souvent peuplées d’abeilles noires, sans suivi par un apiculteur, même après une longue période d’abandon.
Contrairement à d’autres races utilisées en Belgique, l’abeille noire n’a pas été sélectionnée de manière intensive par les apiculteurs en vue de créer des colonies puissantes récoltant plus de miel que les races originelles.
Considérer purement et simplement l’abeille mellifère de race noire comme une espèce domestique est une approche qui ne correspond pas à la réalité biologique de la domestication. Le seul argument en faveur de cette approche tient au fait que l’homme est capable d’héberger l’espèce dans des « infrastructures d’élevage », les ruches, de les déplacer et d’en faire commerce.


Conservation
L’abeille noire indigène est menacée de disparition en Belgique et dans toute son aire d’indigénat. Comme pour les autres espèces d’abeilles en régression, des mesures de conservation s’imposent.
L’ASBL Mellifica gère un programme de conservation de l’abeille noire en Wallonie en vue d’éviter la disparition de cette sous-espèce patrimoniale. Une zone de protection est établie dans les entités communales voisines de Chimay et de Momignies où l’abeille noire est la seule race d’abeille dont l’élevage est autorisé.
Ce programme de conservation ne peut pas être assimilé aux programmes de préservation des races d’élevage menacées ou des variétés anciennes cultivées. Dans ces derniers cas, il s’agit de taxons d’intérêt agronomique, créés et sélectionnés par l’homme, incapables de persister sans le soutien des agriculteurs. Dans le cas de l’abeille noire, il s’agit simplement de préserver une sous-espèce autochtone présente dans les communautés animales depuis
toujours.
D’ailleurs, la volonté d’exclure l’abeille mellifère des milieux naturels en Wallonie n’est pas une règle générale. En Flandre, un programme d’accueil des apiculteurs dans les réserves naturelles est prévu pour la récolte du miel de callune. En Suisse, il existe quatre zones de protection de l’abeille noire et ces zones sont établies au moins en partie dans des réserves naturelles (Parejo et al., 2016).


Rusticité
L’abeille noire est parfaitement adaptée à nos milieux et son cycle biologique lui permet de survivre naturellement chez nous avec des besoins limités.
Taille de la colonie. Constituer des colonies de petite taille fait partie de la stratégie de survie de l’abeille noire dans un environnement climatique de type tempéré maritime. Cela lui permet de réduire ses besoins tout au long de l’année et donc de réussir plus facilement à boucler son cycle annuel (Ruttner, 1990). Cette stratégie limite fortement les risques de concurrence avec les autres pollinisateurs.
Cycle de ponte. La ponte de la reine, et donc les besoins en nourriture, notamment en pollen, se produit en phase avec les floraisons, lorsque celles-ci sont abondantes. Le développement des colonies d’abeilles noires est donc synchronisé avec l’abondance des ressources alimentaires (Ruttner, 1990).
Longévité des ouvrières. La longévité des ouvrières de l’abeille noire par rapport aux autres races permet de produire moins de couvain, donc de réduire les besoins, pour une taille de colonie donnée (Ruttner, 1990).
Résistance aux maladies. Comme les autres sous-espèces, l’abeille noire est la plus résistante aux maladies dans son milieu d’origine (Buchler et al., 2014). Cela réduit évidemment les risques de transmission aux autres pollinisateurs.
Comportement de butinage. Dans la guilde des abeilles à langue longue, l’abeille mellifère possède une langue courte, ce qui la défavorise en cas de compétition. L’abeille noire est la sous-espèce d’abeille mellifère élevée en Belgique qui a la langue la plus courte (Ruttner, 1988). De plus, l’abeille noire est peu compétitrice (Paleolog, 2002). Elle est assez « timide » face à d’autres pollinisateurs, même de petite taille, et ne tend pas à les déloger d’une fleur
au cours de leur butinage . (5)
Puissance de vol. L’abeille noire a une grande puissance de vol et ses butineuses se répartissent donc sur une plus grande surface de territoire que celles des autres races (Adam, 1985).
Adaptation. Les caractéristiques précédentes de l’abeille noire résultent de son adaptation au milieu. Elles ont pour conséquence que l’abeille noire, parmi les races élevées en Belgique, est celle qui utilise les ressources du milieu avec le plus d’efficience, donc avec les besoins les plus faibles (Honko & Jasinski, 2002).

 

Modèle apicole
Les apiculteurs qui élèvent l’abeille noire possèdent généralement des ruchers ne contenant que quelques colonies. Ils recherchent avant tout une abeille rustique, frugale, demandant peu de soins, résistante aux maladies. La sélection de cette abeille se fait essentiellement par la sélection naturelle (mortalités au cours de l’hiver). L’apiculture avec l’abeille noire est le modèle apicole qui respecte les pollinisateurs sauvages. La présence de petits ruchers d’abeilles noires ne peut pas être assimilée aux phénomènes d’introduction observés dans les territoires récemment colonisés par l’abeille mellifère (Amérique, Australie) comme cela est parfois suggéré (Vereecken et al., 2015).
 
Malheureusement des races d’abeilles étrangères ont remplacé une très grande partie des colonies d’abeilles noires en Belgique. Ces races et leurs croisements (colonies métissées) ne possèdent pas les caractères de rusticité et d’impact limité sur le milieu naturel propres à l’abeille noire.


Questions posées par la cohabitation
Selon divers auteurs, la cohabitation de l’abeille mellifère avec les abeilles sauvages pourrait présenter les risques suivants :
- compétition avec les abeilles sauvages pour la nourriture (pollen & nectar),
- transmissions de maladies.
Ces affirmations reposent sur de nombreuses études réalisées aussi bien dans la zone d’indigénat de l’abeille mellifère que là où elle a été introduite.
Contexte général
Paini (2004) indique que beaucoup d’études scientifiques relatives à la cohabitation de l’abeille mellifère avec les autres espèces d’abeilles doivent être considérées avec précaution, car elles souffrent de biais et de difficultés d’interprétation.
Beaucoup d’études ont été réalisées dans des régions où l’abeille mellifère est une espèce allochtone introduite relativement récemment (quelques siècles tout au plus). Dans cette situation, il est normal de constater que l’introduction de cette espèce modifie les équilibres naturels.
Lorsque ces études ont été réalisées dans l’aire d’indigénat de l’abeille noire, on ne sait généralement pas quelle race d’abeille a été étudiée. En effet, l’abeille noire a été remplacée en de très nombreux endroits par des races importées, par l’abeille Buckfast (Parejo et al., 2016) ou par leurs hybrides. Beaucoup d’études reposent donc sur le comportement d’une abeille mellifère de race non précisée, mais plus que probablement allochtone. Le comportement des colonies de race allochtone ou métissée ne peut être assimilé à celui de l’abeille autochtone.
Enfin, les résultats des études sont souvent contradictoires, même pour des études réalisées en Europe (Aubert, 2014), ce qui est compréhensible notamment parce qu’il est très difficile d’individualiser les seuls effets de l’installation de ruchers sur les abeilles sauvages (Paini 2004 ; Moritz et al. 2005 ; Paini et al. 2005). Goras (2016) écrit même qu’aucune étude réalisée en Europe ne met en évidence — de manière non ambiguë — un effet négatif de l’abeille mellifère sur les abeilles sauvages.
A ce jour, il semble donc que la question de la cohabitation de l’abeille mellifère avec les apoïdes sauvages n’a pas encore reçu de réponse univoque, plus spécialement en Europe occidentale. Bien que les ressources alimentaires aient fortement diminué dans certaines régions, on n’a pas encore démontré que l’abeille mellifère ait été la cause directe de la disparition d’une espèce d’apoïde sauvage (Huryn, 1997 ; Moritz et al., 2007).

 

Cohabitation et compétition
L’abeille mellifère fait partie des communautés animales depuis toujours. La situation normale d’équilibre à long terme des écosystèmes est donc bien la cohabitation avec l’abeille mellifère, et pas l’exclusion. L’exclusion de l’abeille mellifère des milieux naturels européens est donc une situation artificielle.
Les populations d’abeilles mellifères régressent en Europe depuis 1965 avec une diminution d’effectif de 25 % depuis 1985 (Potts, 2010). Cela signifie qu’une colonie sur quatre a disparu en Europe depuis 1985 ! Si la concurrence de l’abeille mellifère avec les abeilles sauvages était la cause de la régression des abeilles sauvages, la diminution drastique des colonies d’abeilles mellifères aurait dû être un sérieux facteur de soutien pour ces espèces.

Cohabitation et interactions positives
Selon Aebi (2011), l’addition d’un pollinisateur dans une communauté crée des synergies qui stabilisent et accroissent les mutualismes. Ainsi, un nouveau compétiteur ne cause pas nécessairement le déclin des abeilles sauvages. De même, Bluthgen & Klein (2011) rappellent qu’il ne faut pas négliger le rôle stabilisant des espèces fonctionnellement
redondantes face à des conditions environnementales changeantes. Ferrazzi et Vercelli (2014) soulignent l’importance de l’abeille mellifère pour la stabilité des écosystèmes et la conservation de la biodiversité.
Selon Greenleaf et Kremen (2006), les interactions comportementales basées sur la compétition entre les abeilles sauvages et les abeilles mellifères augmentent l’efficacité de la pollinisation chez certaines espèces d’intérêt agronomique comme le tournesol. Les études manquent pour la transposition de ces conclusions aux espèces des milieux naturels.
Cependant, des situations de monocultures se présentent également dans les milieux naturels (prairie à Filipendula ulmaria par exemple). Ces ressources naturelles sont tout autant abondantes, éphémères et monotones que les cultures agricoles. Il est donc logique que les synergies entre pollinisateurs y existent également. Il est aussi plausible d’envisager ces synergies pour des espèces végétales moins sociales.


Transmission des maladies
La pathosphère de l’abeille mellifère et des pollinisateurs est de mieux en mieux connue grâce aux techniques modernes de la biologie moléculaire (Schwarz, 2015). Ces nouvelles techniques sont à l’origine d’un accroissement des études consacrées aux agents pathogènes et d’une meilleure connaissance de la pathospshère des apoïdes sauvages. Cela ne signifie pas nécessairement que ces derniers sont plus infestés que dans le passé. L’abeille mellifère a toujours vécu en interaction avec les abeilles sauvages. Une certaine communauté d’agents pathogènes a donc toujours existé puisque les échanges ont toujours eu lieu, notamment par l’intermédiaire du pollen et du nectar. Il s’agit bien d’échanges puisque le passage des virus depuis les abeilles sauvages vers l’abeille mellifère est aussi
possible (Singh et al., 2010), tout comme le passage d’agents pathogènes depuis les bourdons domestiques vers les bourdons sauvages. Diverses espèces d’arthropodes, comme les guêpes, forficules, papillons, araignées ou fourmis sont aussi porteuses des virus présents chez les abeilles (Levitt et al., 2013) et contribuent à cette communauté virale.
Bien sûr, de nouveaux agents pathogènes apparaissent et apparaîtront encore et la mondialisation du commerce de l’abeille mellifère est une cause de dispersion de ces maladies émergentes. Cependant, le commerce de quelques autres espèces de pollinisateurs dits sauvages (Bombus, Megachile) contribue également à la dissémination de ces agents pathogènes (Murray et al., 2013). De plus, la détection d’agents pathogènes par la biologie moléculaire ne signifie pas que ceux-ci soient à l’origine de maladies réelles.
Comme pour les études relatives à la compétition, les études relatives à la transmission d’agents pathogènes ne permettent pas de conclure sur le véritable impact de ces échanges interspécifiques.

 


Questionnement
Mellifica constate une méconnaissance de l’abeille mellifère par certains spécialistes des apoïdes sauvages. Un exem1ple relatif à l’abeille noire se trouve dans la revue L’écologiste (2011). Dans ces conditions, Mellifica s’interroge sur la pertinence des arguments déployés dans le débat de la cohabitation entre l’abeille mellifère et les apoïdes sauvages. Cette inquiétude est renforcée lorsque Mellifica constate que ce qui est reproché à l’abeille mellifère est par ailleurs promu intensément lorsqu’il s’agit des abeilles sauvages. Ainsi on reproche à l’abeille mellifère d’accroître le parasitisme des abeilles sauvages et la compétition. Dans le même temps, les associations naturalistes font la promotion des hôtels à insectes proposés comme solution à la disparition des abeilles sauvages. Elles en placent même dans les réserves naturelles. Ces hôtels ne s’adressent qu’à une petite partie des espèces, souvent les moins menacées. Par leur configuration artificielle, ils favorisent la transmission de microbes par la promiscuité des nids et des adultes (MacIvor, J. S. & Packer, L., 2015). Ils entraînent aussi une augmentation locale de la concurrence alimentaire. Ces éléments amènent à s’interroger sur la stratégie des spécialistes des apoïdes sauvages dans ce débat de la cohabitation. Mellifica regrette que leur argumentation serve de référentiel unique à certains décideurs.

 


Agir en faveur des apoïdes
L’environnement est devenu délétère pour tous les apoïdes, et même pour l’entomofaune en général. Les populations d’insectes volants ont par exemple diminué de plus de 75 % en près de trente ans en Allemagne. L’intensification des pratiques agricoles et le recours accru aux pesticides sont invoqués pour expliquer cette hécatombe (Hallmann et al., 2017). Le réchauffement climatique est une autre cause de régression des abeilles sauvages.
En excluant l’abeille mellifère des milieux naturels, les naturalistes se trompent de piste. Cette solution crée plutôt de nouveaux déséquilibres et ne permettra pas de sauver les apoïdes sauvages. Elle présente aussi le désavantage de diviser une communauté, les naturalistes et les apiculteurs, qui ont de nombreux intérêts convergents et devraient
travailler de concert plutôt que s’opposer.


Conclusions
1. L’abeille mellifère autochtone, l’abeille noire, est une sous-espèce rustique, frugale et résistante présente depuis toujours dans les écosystèmes belges.
2. La conservation de l’abeille noire ne relève pas des programmes de conservation des variétés et races d’intérêt agronomique.
3. L’abeille noire ne peut être considérée comme une espèce domestique. De même, elle ne peut être considérée comme invasive du fait de son élevage dans des ruchers (regroupement de colonies).
4. La coexistence de l’abeille mellifère avec les abeilles sauvages est un fait naturel. L’exclusion de l’abeille mellifère autochtone des milieux naturels est anormale.
5. Le déclin général des abeilles sauvages ne s’explique pas par les interactions avec l’abeille mellifère.
6. La densité actuelle des colonies d’abeilles mellifères en Belgique est de loin inférieure à la situation du passé, même dans les zones aux ressources alimentaires encore abondantes. Aujourd’hui, cette densité est même inférieure à la densité recommandée par les scientifiques spécialistes des apoïdes sauvages.
7. La stratégie de butinage de l’abeille mellifère est différente de celles des apoïdes sauvages. Cette espèce ne concentre pas son effort de fourragement autour de sa ruche, mais le disperse sur une zone de plusieurs dizaines de km2.
8. La présence de l’abeille mellifère dans les milieux naturels est un facteur de stabilité pour les équilibres naturels et génère des synergies intéressantes.
9. La conservation des abeilles sauvages réussira en travaillant sur les véritables causes de leur disparition, notamment l’intensification des pratiques agricoles et le réchauffement climatique.

 

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(4) Communication d’un ancien apiculteur de Senzeilles. Les anciens « mouchiers » connaissaient les habitudes des abeilles et (4) savaient où placer des ruches pièges.

(5) Ainsi, à quelques mètres d’une dizaine de ruches, on observe bien plus d’abeilles solitaires (de petite taille) sur le pissenlit que d’abeilles mellifères. De plus, lorsqu’une abeille mellifère se dirige vers un capitule de pissenlit déjà butiné par une abeille solitaire, l'abeille mellifère modifie sa trajectoire pour se diriger vers un capitule « libre ». Dans un autre rucher, juste devant les ruches, la germandrée (Teucrium scorodonia ) est butinée essentiellement par les bourdons (Bombus sp.) et très peu par les abeilles mellifères pourtant toutes proches (Guerriat, communication personnelle, 2017)